La route de la Kolyma by Nicolas Werth

La route de la Kolyma by Nicolas Werth

Auteur:Nicolas Werth [Werth, Nicolas]
La langue: fra
Format: epub
Tags: document, histoire, Russie, Goulag
Éditeur: Belin
Publié: 2012-10-13T23:00:00+00:00


22 août

Nous sommes partis tôt ce matin, par une superbe matinée d’été. Froid vif, ciel d’un bleu azur. Éclairés par le soleil du matin, les sommets dénudés des sopki (« collines ») chatoient de couleurs. « J’aime ces montagnes, cette beauté sauvage et malgré la dureté des conditions climatiques et plus encore, des conditions économiques, je ne quitterai maintenant cette contrée pour rien au monde », nous dit Ivan, visiblement ravi de « repartir en expédition ».

Oui, la beauté de la Kolyma est troublante. Mais je me demande ce que pouvaient bien voir ceux qui peinaient ici, à neuf mille kilomètres – autant dire des années-lumière – de chez eux. « Pas une fois je n’ai admiré le paysage. C’est seulement après coup que ma mémoire a pu en retenir quelque chose », nous rappelle Varlam Chalamov. « Peut-on attendre d’un prisonnier exténué qu’il institue en paysage le décor de son anéantissement ? Camp et paysage – deux notions qui semblent ne pouvoir se recouvrir ni se penser simultanément », écrit Luba Jurgenson, dans un article consacré aux « paysages du désastre »41. Je repense au carnet de dessins du peintre Kovalev qui a banni toute représentation du camp de ses magnifiques paysages de la Kolyma.

Pour nous qui interrogeons la postérité de l’espace concentrationnaire soviétique après la disparition des témoins et des sites, des institutions et de la structure étatique qui les a créés, le paysage représente tout à la fois une modalité concrète, visible et indéniable du réel des camps, le support ineffaçable du « cela fut », et un vide mémoriel tout aussi patent, car de ce qui fut, les paysages ne portent aucune trace […] Le propre de la nature est qu’elle reste indifférente à l’égard de l’homme. Dans son extériorité radicale, elle porte en elle le « rien » de l’homme, le renvoie à son destin42.

La route grimpe un col, d’où l’on découvre, à plusieurs centaines de mètres en contrebas, la vallée de l’At Urakh, l’une des innombrables rivières aurifères de la Kolyma. Tout le fond de la vallée, où l’on distingue les monticules caractéristiques formés par l’accumulation de graviers et de terre que l’on a malaxée, tournée et retournée pour en extraire l’or, était occupé par des camps : Dikii (« Sauvage »), Toumannyi (« Brumeux »), Proletarskii (« Le Prolétaire »), Imeni Gor’kogo (« Gorki »). C’est ici, nous rappelle Ivan, qu’eut lieu, en 1948, l’une des plus célèbres évasions groupées du Goulag, organisée par un groupe d’anciens officiers soviétiques condamnés à de lourdes peines de travaux forcés au prétexte qu’ils avaient été faits prisonniers par les Allemands, et ce, malgré le fait qu’ils s’étaient échappés des camps nazis pour rejoindre l’Armée rouge. Tous les fugitifs – une quinzaine d’hommes aguerris et déterminés –, qui avaient réussi à s’emparer d’armes et de munitions après avoir désarmé des gardes et s’être fait passer pour des sentinelles, furent tués ou mirent fin à leurs jours, après qu’ils eurent été repérés et encerclés au terme d’une véritable opération militaire qui mobilisa des centaines d’hommes43.



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